- A l’occasion de ce 4 février 2024, Journée mondiale contre le cancer, je publie ci-dessous mon témoignage déjà paru dans Libération en mars de l’année dernière :
« C’était il y a tout juste seize ans, au printemps 2007. Alors jeune assistant parlementaire au Sénat, je souffre depuis plusieurs semaines d’un atroce mal de ventre. D’après mon médecin parisien de l’époque, que je suis allé voir trois fois, c’est une gastrite carabinée. Pourtant, le 7 mai 2007, au lendemain de la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle, j’entre aux urgences de l’hôpital Bichat pour n’en ressortir que quinze jours et des dizaines d’examens plus tard avec un diagnostic implacable : lymphome B non hodgkinien à grandes cellules. En langage compréhensible, un cancer du sang qui touche le système lymphatique, garant du système immunitaire. Au stade 4 qui plus est, stade d’avant le cimetière, histoire d’ajouter de l’intensité dramatique. Or à 27 ans, pour la majorité d’entre nous, la mort n’est qu’une hypothèse d’école.
Six mois plus tard, après un traitement chimique de cheval, un passage en réanimation suite à une hémorragie ayant failli s’avérer fatale et une perte de cheveux et de poids conséquente, je suis officiellement tiré d’affaire, tout du moins d’un point de vue médical. Pour le reste, c’est une autre paire de manches. On m’a fait congeler du sperme au Cecos de l’hôpital Tenon (centre clinico-biologique) au cas où je voudrais me reproduire, le traitement risquant fortement de me rendre infertile. Et je ne pourrai officiellement plus jamais ni donner mon sang, ni accéder à un prêt bancaire si l’envie me prend de devenir propriétaire. Car justement quelques mois après ma guérison officielle, souhaitant acheter mon premier appartement, je commets une erreur d’ex-malade débutant : je suis totalement transparent sur mon état de santé auprès de mon assureur et reçois un courrier très gentiment rédigé m’expliquant que risquant de mourir jeune, je ne suis pas assurable. On ne me demande pas de payer plus cher, non, on me refuse l’assurance, donc l’accès au prêt et à la propriété.

Une parenthèse cauchemardesque
Seize ans plus tard, papa épanoui et propriétaire, n’ayant plus jamais eu de problèmes de santé, je repense à cette période comme à une sorte de parenthèse cauchemardesque, ou d’épreuve initiatique tardive pour aborder pleinement l’âge adulte. Il m’arrive même régulièrement de me demander si j’ai réellement vécu cette maladie. J’ai mûri d’un coup à l’époque et je remercie régulièrement la vie de m’avoir permis finalement d’accéder assez jeune à une forme de sagesse.
Néanmoins une part de moi-même est encore en colère : en colère car je ne connaîtrai jamais les causes réelles de cette maladie. En colère, car le service Coquelicot 4 de l’hôpital Saint-Louis à Paris, dont l’équipe m’a sauvé la vie, est menacé régulièrement de fermeture faute de moyens humains et financiers. En colère, parce que le cancer reste encore, quoi que l’on dise, un sujet tabou en France en 2023, objet d’une très grande hypocrisie. Nous serions soi-disant «tous unis contre le cancer», main dans la main contre ce fléau qui touche, la «faute à pas de chance», toutes les familles de France et de Navarre.
Cette semaine, du 13 au 19 mars, c’est la Semaine nationale de lutte contre le cancer. Tout le monde va y aller de son petit laïus sur la nécessité de combattre cette terrible maladie et de promouvoir la «prévention». Prévention évidemment ciblée sur les comportements individuels à risque : tabagisme, drogues, alcool, déséquilibre alimentaire. Nombre de cancers seraient évités avec des comportements individuels plus vertueux. Ça ne vous rappelle rien ? Mais si, vous savez bien : pour lutter efficacement contre le changement climatique et la destruction planétaire en cours, il faut réduire sa consommation, changer ses comportements, trier ses déchets, etc. Ou comment la méga-machine capitaliste et techno-industrielle renvoie toujours à la responsabilité individuelle ce qui relève pourtant du choix de société collectif, de la société que nous voulons, bref du politique, au sens noble du terme.
Notre mode de vie tue
Certes je ne suis pas scientifique et le débat fait rage entre spécialistes. Il n’empêche. De la chlordécone aux Antilles aux dernières révélations sur les PFAS (les fameux «polluants éternels»), les millions de tonnes de pesticides que nous avons versées dans nos champs et nos cultures depuis des décennies font de nous des êtres humains subissant une poly-exposition constante à des cancérogènes probables, pour ne pas dire certains. De nombreuses études scientifiques ont démontré encore l’année dernière la présence de PFAS dans le cordon ombilical de toutes les femmes enceintes suivies. Bref, notre mode de vie tue, l’environnement autour de nous, et nous-mêmes qui en faisons partie.
Le cancer n’est pas une fatalité dont la responsabilité doit être renvoyée sur chaque individu. Ça suffit ! Les malades d’hier et d’aujourd’hui et leur famille n’ont pas à rester seuls avec leur peur et leur culpabilité. Il est scandaleux qu’il n’y ait que dix-neuf départements en France qui soient dotés de registres des cancers et que celui sur les cancers de l’enfant à l’échelle nationale n’existe plus réellement depuis 2014. Il est scandaleux que les pouvoirs publics en général et les Agences régionales de santé en particulier continuent de développer la fable des seuls comportements individuels à risque, en ne mettant jamais en cause la responsabilité de tous les industriels de l’agrochimie dans l’explosion des cancers de toute sorte. Il est scandaleux qu’en France en 2023, on clochardise l’hôpital public au lieu de décréter la mobilisation générale contre l’épidémie de cancer qui nous frappe toutes et tous.
Quand on sait que le nombre de nouveaux cas de cancers a augmenté de 65% chez l’homme et de 93% chez la femme entre 1990 et 2018 et que les cancers pédiatriques explosent parmi nos enfants, il est grand temps de changer de braquet. En établissant enfin les responsabilités jusqu’à présent cachées sous le tapis des lobbies et en se dotant d’un principe de précaution digne de ce nom. En se levant, en témoignant et en se regroupant (avec l’équivalent d’un #MeToo pour le cancer, un #MeTooC ?), cancéreux d’hier et d’aujourd’hui, pour casser ce consensus mou hypocrite autour de la maladie, comme nos aîné·es ont su le faire si dignement autour du sida, à Act Up et ailleurs. Bref, en faisant enfin du cancer un objet politique et non cette piteuse fatalité qui nous brise l’espérance ! »
Benjamin Joyeux
