Amateur depuis des années des récits autobiographiques et des histoires de « transfuges de classes » comme on dit, et ayant entendu Rose Lamy récemment sur Blast, je voulais absolument lire son dernier opus. C’est désormais chose faite et je dois dire que je l’ai vraiment trouvé excellent, tant en termes d’honnêteté intellectuelle que de très grande lucidité d’analyse et d’apport au débat.
Revenant sur son parcours personnel, l’autrice déconstruit avec brio le mépris social qui suinte de tous les pores de notre société malade en partant d’une simple anecdote, son enthousiasme trop premier degré à l’écoute d’une chanson de Joe Dassin lors d’une soirée avec des ami-es CSP +. Une chanson jugée trop « beauf » dans son nouveau milieu pour être appréciée autrement qu’au 2e ou 3e degré, en mode « plaisir coupable ».
Combien sommes-nous à avoir pu éprouver cela ? Concernant tant de la musique que des bouquins ou tout autre « objet culturel », issus de classes populaires et évoluant dans des milieux où la culture générale est avant toute chose un outil de distinction sociale, sans vouloir jouer au Bourdieu de comptoir.
Retraçant également l’histoire du terme « beauf », ce beau-frère d’abord dessiné et moqué par le génial et regretté Cabu dans les années 70 avant de devenir un terme générique rentré dans le vocabulaire commun, Rose Lamy explique parfaitement, d’ailleurs Cabu le disait lui-même, que nous sommes toutes et tous la ou le beauf de quelqu’un. Elle détaille la façon dont ce vocable ne correspond à aucune réalité sociale mais est avant tout un instrument de distinction au service des dominants pour nier aux dominés leur droit même à posséder leurs propres référents culturels. A cet égard, son regard sur les prénoms, les Kevin, Brian et autres Dylan constitue une démonstration limpide du mépris social que nous sommes si nombreux à pratiquer, bien souvent à notre corps défendant.

Je tiens à me livrer à un mea culpa après la lecture de ce livre, ayant tant de fois moi-même râlé contre ces « beaufs » qui votent si mal à l’extrême droite contre leur propre intérêt, qui aiment la chasse, les grosses voitures et les émissions de TV vulgaires, de type Cyril Hanouna ou Patrick Sébastien, qui ne sont jamais partis loin de leur lieu d’origine ou n’ouvrent jamais de livres. Issu d’un milieu populaire mais fils d’Instit, donc déjà entre deux mondes, avec des livres à la maison et deux parents curieux et émancipés de leurs propres réflexes de classe, j’ai longtemps été persuadé qu’il n’y avait pas d’émancipation intellectuelle possible en France en dehors de Paris. Après 13 ans dans la capitale, aujourd’hui réimplanté sur un autre territoire désigné dédaigneusement depuis Paris comme la « province », je mesure à quel point je me plantais ces années-là, englué dans un parisianisme ridicule, qui irrigue encore tant le milieu politico-médiatique français, mais aveuglé par les lumières de la « plus belle ville du monde ».
Il ne faut pas s’étonner à la lecture d’Ascendant beauf des phénomènes de type Gilets Jaunes ou du 10 septembre qui s’annonce. Le livre de Rose Lamy est avant tout un cri du cœur à sa famille politique, la gauche et les écolos, pour lui dire d’arrêter son mépris social à contre-emploi, qui pousse dans les bras de l’extrême droite une grande partie des classes populaires face à cette fabrique du mépris social. En plus l’autrice assume jusqu’au bout, se revendiquant être une « beauf », aimant sa famille et ses amis d’enfance plutôt que de jouer aux héroïnes transfuges de classe qui à force de livres et d’études auraient enfin réussi à échapper à un milieu qui serait par définition à fuir. Ça change des Edouard Louis, Didier Eribon ou encore Annie Ernaux. Du coup son livre prend une belle place dans ma bibliothèque au milieu de ces illustres noms. A lire absolument en réponse à la fameuse note de Terra Nova de 2011 qui appelait la gauche à ne plus se focaliser sur l’électorat ouvrier[1]. Merci Rose Lamy de rappeler que la culture ne doit pas être qu’un outil d’émancipation sociale mais également de rassemblement du peuple. Alors RDV dans la rue le 10 septembre.
Benjamin Joyeux
- A lire au Seuil : https://www.seuil.com/ouvrage/ascendant-beauf-rose-lamy/9782021596069
[1] Ou plutôt son interprétation qui a tant prêté à confusion. Lire à ce propos https://www.lagrandeconversation.com/politique/chacun-cherche-son-peuple/
