Par Célia Fontaine
Le préfet de la Haute-Savoie prévoit de capturer et d’abattre à partir de fin juin des bouquetins, espèce protégée, dans le massif du Bargy. L’objectif? Réduire le risque de brucellose, une bactérie présente chez certains bouquetins qui pourrait toucher les bovins et donc la production laitière de la région. Peut-on éviter ce tragique destin?
Le Bouquetin des Alpes (Capra ibex) est une espèce protégée tant au niveau international (Convention de Berne de 1979, annexe III), européen (Directive Habitats de 1992, annexe V) que national (Arrêté du 23 avril 2007 fixant la liste des mammifères terrestres protégés sur l’ensemble du territoire et les modalités de leur protection).

Pourtant, une nouvelle demande de dérogation à sa protection a été faite pour la période 2020-2022. L’objectif du préfet est de capturer et d’euthanasier 150 bouquetins s’ils sont atteints par la brucellose (donc testés), mais également de « prélever » (l’autre doux nom pour tirer à distance) 60 autres animaux difficiles à capturer car dans des zones inaccessibles. Il s’agira donc de tirer sur des animaux très certainement sains, seule solution, selon la préfecture, pour circonscrire la maladie.
La brucellose, kesako?
La brucellose, anciennement appelée fièvre de Malte ou mélitococcie, est une maladie transmise par les animaux due à des coccobacilles (bactéries). Chez l’animal, la maladie se manifeste surtout par des avortements (lésions aux organes génitaux) et des atteintes articulaires, alors que chez l’humain, il s’agit d’une fièvre avec complications chroniques le plus souvent articulaires ou neurologiques. La brucellose se soigne bien si elle est prise à temps par un traitement antibiotique. La brucellose humaine est liée à celle du bétail domestique et aux produits laitiers crus provenant d’animaux infectés. Mais la transmission reste très rare (inférieure à 1 cas sur 1 million de personnes et par an depuis les années 2000).
Chez les animaux, il existe une transmission directe qui est soit fœto-maternelle, soit génitale, soit digestive par absorption d’aliments contaminés (lait, placenta) et une transmission indirecte par l’environnement. La transmission interhumaine est exceptionnelle.
Si l’idée de devoir sacrifier des animaux testés positifs à la bactérie peut se comprendre, bien qu’il existe des nuances à apporter, la perspective d’abattre également des bouquetins potentiellement sains pose problème. Est-ce biologiquement et éthiquement juste comme stratégie?
Comment vont se dérouler les opérations, en période de déconfinement progressif ? A qui exactement profite le crime ? Pour rappel, le massif du Bargy compte 62 élevages bovins laitiers fournissant le lait cru nécessaire aux fromages type reblochon. C’est cette filière que le préfet souhaite préserver.
Une espèce décimée par les armes à feu
Celui ou celle qui a eu la chance de croiser un bouquetin mâle se souvient surtout de son impressionnante paire de cornes recourbées, atteignant 70 à 100 cm et pouvant peser jusqu’à 6 kg la paire. C’est pour ce trophée qu’il a longtemps été chassé, jusqu’à la quasi-extinction.
C’est durant la première et la seconde guerre mondiale, pendant lesquelles les braconniers n’étaient plus sous surveillance et que les armes à feu se sont multipliées, que les massacres ont eu lieu. Face au déclin impressionnant de l’espèce, le roi italien Victor-Emmanuel II décide en 1856 de créer des réserves royales dans le massif du Grand Paradis et les vallées qui l’entourent. Cette heureuse décision a permis de sauver les derniers bouquetins italiens.
La France tarde un peu plus à les protéger, ce qui sera fatal à l’espèce côté hexagonal. Il faudra attendre la création du Parc national de la Vanoise en 1963, mitoyen au parc national du Grand-Paradis italien, pour que l’herbivore soit réintroduit, tout comme en Suisse, en Autriche et en Allemagne.
L’espèce comptait en 2013 un effectif d’environ 10500 individus dans les Alpes françaises, répartis en 33 populations distinctes.

2012 : le début des problèmes
En janvier 2012, un cas de brucellose aiguë a été détecté chez deux enfants qui avaient consommé de la tome au lait cru. Ce lait provenait de vaches du Grand Bornand (au sud du Bargy), manifestement infectées de brucellose. Toutes ont dû être abattues à titre préventif.
Le ministère de l’Agriculture a alors chargé l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS) d’un programme de surveillance qui a débuté en septembre 2012 et s’est poursuivi les années suivantes.
Les hardes de bouquetins ont été surveillées. Si on détecte visuellement des arthrites et de boiteries, on suspecte une atteinte à la brucellose. Tous les animaux porteurs de Brucella melitensis biovar 3 (germe identique à celui des foyers bovins et du cas humain), seront abattus, sous le couvert d’une dérogation accordée par le Ministère de l’Ecologie afin d’éviter le risque de transmission de la brucellose aux troupeaux d’ovins et bovins qui pâturent en alpage.
C’est ainsi que 482 individus ont déjà été abattus dans le massif du Bargy depuis 2012. Selon la préfecture, les tirs n’ont pas eu d’incidences sur la démographie des bouquetins…
Avec le recul, nous savons maintenant que l’abattage massif d’animaux sauvages en milieu naturel n’éradique pas les épizooties (exemples avec le blaireau en Angleterre ou le renard). Pire, cela entraîne au contraire un éparpillement des contaminations. En effet, les bouquetins de moins de cinq ans sont passés de moins de 10% d’individus contaminés à plus de 50%. Aujourd’hui, le taux de contamination au sein de la chaîne du Bargy ne dépasse pas les 20 % en zone coeur du massif, et est quasi nulle en zones périphériques, explique France Nature Environnement Haute-Savoie ( (ex FRAPNA) dans un communiqué.
Enfin, une thèse signée Sébastien Lambert soutenue fin 2019 a montré que « seulement 58 % des individus séropositifs sont à risque d’excréter la brucellose, et que ce risque diminue avec l’âge ». Les résultats de la thèse indiquent que la stratégie prioritaire devrait être d’éliminer le plus d’individus séropositifs, et que cibler les femelles et/ou la zone cœur permet d’améliorer l’efficacité des mesures.
La désorganisation sociale, véritable faiblesse des bouquetins
Comme le rappellent les associations, les mécanismes de régulation lors de la reproduction sont perturbés lorsque l’on tue les bouquetins adultes dominants, mâles ou femelles. Or sans ces derniers dans les troupeaux, il y a une désorganisation sociale et une absence de hiérarchie. Cela amène notamment les femelles âgées, qui ont échappé à l’abattage, à se reproduire avec les jeunes mâles survivants, ce qui augmente les contaminations et le risque de propagation à d’autres massifs voisins, comme celui des Aravis.
Ce qui attend les bouquetins du Bargy en 2020
Un arrêté doit être pris par la préfecture de Haute-Savoie. Il prévoit donc l’euthanasie d’animaux séropositifs avérés, afin de contribuer à réduire un foyer infectieux. Mais ce qui pose problème aux défenseurs des animaux, c’est d’abattre aussi des individus sains : « avec un taux de prévalence maximal d’environ 20% et une absence générale de signes symptomatiques, 4 bouquetins abattus sur 5 seront des individus sains », prévient France Nature Environnement.
En attendant cet arrêté, une consultation publique est ouverte sur le site internet de la préfecture jusqu’au 20 mai. « Quels que soient les résultats de la consultation publique, le Préfet prendra probablement son arrêté comme il l’a fait les années précédentes, même s’il y a une large majorité d’avis contre », explique Jean-Pierre Crouzat, spécialiste de la question depuis 8 ans pour FNE, joint par téléphone. « C’est une décision économico-politique, c’est pour cela que nous avons écrit le 17 avril dernier à Emmanuelle Wargon (secrétaire d’Etat auprès de la ministre de la transition écologique, ndlr), pour que le Préfet Lambert privilégie les captures et préserve les animaux sains. Et en période de confinement, il est difficile de vérifier que les opérations s’effectuent dans de bonnes conditions », précise l’expert.
En outre, le Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN) a émis un avis défavorable à cet abattage sans test, car celui-ci n’a pas démontré son intérêt. En effet, le Conseil rappelle qu’il est illusoire de prétendre éradiquer la circulation de l’infection par la brucellose chez les bouquetins.
Il est donc conseillé de capturer les animaux et de réaliser des tests de séropositivité. Si elle s’avère positive, l’euthanasie des individus porteurs est recommandée. Mais « l‘intérêt des tirs d’individus impossibles à capturer et localisés dans les sites inaccessibles n’est pas démontré ».
Une vaccination impossible
Pourquoi ne pas vacciner les bouquetins pour éradiquer la maladie? Cette piste a été explorée. A la demande conjointe des ministres chargés de l’environnement et de l’agriculture, l’Anses, l’ONCFS, l’Inra et le MNHN ont procédé, au printemps 2017, à l’expérimentation d’un vaccin contre la brucellose chez le bouquetin des Alpes, rappelle l’ONCFS dans un communiqué.
Les essais montrent qu’il n’est pas simple de vouloir vacciner des animaux sauvages, les phénomènes sur le terrain étant plus complexe qu’en théorie. « Si on place des bouquetins sauvages en enclos pour les vacciner et faire un suivi, ils se laissent mourir », explique Jean-Pierre Crouzat. Ensuite, une fois le vaccin injecté, les bouquetins développent énormément d’anticorps, il devient impossible en milieu naturel de distinguer les animaux vaccinés, de ceux infectés par la brucellose !
Ce ne sont pas ces éléments qui ont été mis en avant par l’ONCFS, qui a rappelé que « Pour des raisons d’éthique et de biosécurité, il n’a toutefois pas été possible ni de tester l’efficacité du vaccin contre la brucellose chez le bouquetin ni d’évaluer son innocuité chez les femelles gestantes, pour lesquelles on peut craindre qu’il déclenche des avortements.»
L’ANSES a également publié un avis, paru le 5 juillet 2019 sur cette même question de la pertinence de la vaccination. Les experts ont conclu que « le recours à l’outil vaccinal OCUREV® à raison de 1-2 109 UFC/dose, administré par instillation conjonctivale ne peut être recommandé en l’état actuel des connaissances ».
La responsabilité des éleveurs
Il appartient aux éleveurs de protéger correctement leurs troupeaux dans des parcs séparés des territoires du bouquetin, même si en pratique cela s’avère assez compliqué au vu de la taille des pâturages. C’est ce qui a été préconisé par le CNPN. Il est en effet urgent de mieux contrôler le pâturage d’animaux domestiques dans les zones les plus sensibles, « car il ressort des cartographies qu’une partie des troupeaux pâture en zone à risque ». Il faudrait donc interdire aux animaux domestiques (moutons, chèvres, bovins) d’accéder aux prairies du Massif du Bargy où se trouvent les bouquetins potentiellement infectés par la brucellose.
Les défenseurs du bouquetin vont-ils à nouveau bivouaquer dans le massif pour empêcher les tireurs d’agir, comme en 2014? Affaire à suivre…
