En ce début juin 2020, après deux mois de confinement et l’arrêt quasi total de pans entiers de l’économie, la France et ses voisins européens repartent de plus bel dans la course à la « croissance » et la « compétitivité » mondiale. Pour nos gouvernants, la priorité des priorités est désormais clairement la lutte contre la « crise économique » qui nous pend au nez suite aux mesures prises contre la propagation du Coronavirus.
Ainsi la semaine dernière la Commission européenne a validé les principes d’un « plan de relance » européen de quelques 750 milliards d’euros. Et chacun, politiques, experts et commentateurs, de brandir désormais ce chiffre « historique » tel un talisman magique, semblant oublier au passage la mère de toutes les « crises », qui n’est même plus une crise mais un crime, puisqu’on peut considérer être désormais suffisamment informés pour le faire en toute connaissance de cause : la destruction délibérée du système Terre par l’espèce humaine.
Si un certain nombre de commentateurs ont pu par exemple se réjouir de la baisse observable des diverses pollutions et des émanations de CO2 pendant le confinement, la baisse des rejets de CO2 mondiaux n’a toutefois été que de 7,3 % [1]. Et d’après le Haut Conseil pour le climat français, si cette baisse n’est que conjoncturelle, elle n’aura que très peu d’effets[2]. Comme l’a parfaitement résumé l’éditorialiste et militant écologiste britannique Georges Monbiot dans The Guardian du 29 avril[3] :
“C’est la deuxième fois de notre histoire que nous avons l’occasion d’agir différemment. Et c’est sans doute notre dernière chance. En 2008, cela avait abouti à un énorme gâchis. Des sommes considérables d’argent public avaient été dépensées pour faire repartir un système économique qui avait pourtant montré ses limites, et l’on avait veillé à ce que les richesses restent entre les mains des grandes fortunes. Aujourd’hui, de nombreux gouvernements sont apparemment prêts à répéter cette grave erreur.”
Nous ne pouvons donc plus nous contenter de petits pas et de demi-mesures, car tous les chiffres sont au rouge. Nous continuons à foncer dans le mur à toute vitesse et le confinement aura simplement permis d’appuyer un tout petit peu sur le frein, sans pour autant changer ni la trajectoire, ni la vitesse de notre course vers l’abime et le chaos.
Alors « que faire ?» comme disait l’autre. L’avantage du Covid 19 est d’avoir démontré in vivo que l’économie n’était pas une force indomptable et incontrôlable, un hubris contre lequel nous ne pouvions rien. En effet, en quelques jours, les gouvernements de la planète ont prouvé que face à une menace pandémique, le pouvoir politique pouvait décider de tout arrêter, en écoutant l’avis des scientifiques les mieux informés sur les questions sanitaires. Alors pourquoi avoir écouté ces derniers face à la menace d’un virus mais continuer de passer outre les avis de ceux du GIEC ou de l’IPBES concernant le climat et la biodiversité ?
En fait, c’est tout un imaginaire qu’il s’agit de déconstruire pour élaborer un nouveau paradigme à l’échelle de la planète, un paradigme dans lequel l’argent, la seule véritable religion actuelle de notre civilisation agonisante, redeviendrait ce qu’il aurait toujours dû rester, un simple outil au service de nos échanges et de notre bien-être collectif.
Pour commencer immédiatement à remettre l’économie à sa juste place, il existe trois outils, trois instruments économiques promus aujourd’hui par de plus en plus de gens, insuffisants à eux seuls pour sauver le système Terre, mais plus que jamais urgents et nécessaires pour initier le changement de paradigme nécessaire. Ces trois outils ne sont ni utopiques ni anecdotiques, bien au contraire. Correctement articulés, ils peuvent contribuer utilement à dompter les mécanismes délétères de notre psychose économique actuelle, en réduisant les inégalités et en incitant à relocaliser les activités. Et pas besoin d’un doctorat de Dauphine pour en comprendre les grands principes. Ces trois outils sont :
- le revenu universel
- le revenu maximum
- les monnaies complémentaires.
L’écolo des montagnes vous propose ainsi pour commencer une petite plongée dans le monde des monnaies complémentaires, avec notamment l’exemple emblématique local du Léman :
- Des monnaies pour définanciariser et relocaliser l’économie
Les deux mois de confinement qui viennent de s’écouler ont remis au goût du jour l’idée d’une nécessaire relocalisation de l’économie. En effet, tant les pénuries de masques constatées alors que les besoins sanitaires étaient urgents, en particulier pour les personnels soignants, que les risques de pénurie alimentaire (qui se sont accentués avec les ruptures dans les chaînes d’approvisionnement dues aux fermetures subites des frontières) ont démontré avec acuité les risques intrinsèques à la mondialisation de l’ensemble des activités humaines.
Tant et si bien que la question de la relocalisation de la production en nos contrées n’est enfin plus tabou, même pour les plus fervents partisans de la compétitivité mondiale et de la « concurrence libre et non faussée », comme l’actuel locataire de l’Elysée et sa majorité.
Néanmoins, même si les pouvoirs publics d’un Etat ou territoire donnés sont enclins à favoriser la relocalisation d’un certain nombre d’activités, comment inciter des entreprises privées autonomes à en faire de même ? Car ces dernières, cherchant la plupart du temps à produire au plus bas coût possible au nom de la sacro-sainte rentabilité, sont incitées à rechercher les endroits où les coûts de production sont les moins élevées, dans des pays souvent très éloignés.
Le rôle fondamental de la monnaie
C’est là qu’intervient un outil fondamental auquel on ne pense pas assez, tant celui-ci nous paraît éloigné de nos capacités décisionnelles : la monnaie. En effet, en tant que consommateur, nous pensons essentiellement au prix lorsque nous achetons un produit ou un service, sans forcément penser à l’ensemble des implications que ce geste induit : l’argent que l’on verse à une entreprise en échange de ce produit ou ce service va permettre à cette dernière de payer ses fournisseurs, ses salariés, ses actionnaires le cas échéant et ses impôts. Or si cette dernière a comme mode de gouvernance les délocalisations et l’optimisation fiscale, avec comme objectif premier la satisfaction des actionnaires par le versement de juteux dividendes, notre simple acte d’achat à première vue anecdotique vient pourtant renforcer un processus de prédation économique contre lequel on s’insurge souvent par ailleurs. Pour le dire plus simplement, on ne peut pas à la fois se plaindre du chômage, de l’explosion de la précarité et des inégalités ou encore de la destruction environnementale actuelle, tout en continuant de manger chez McDonald, de se vêtir chez H&M, de se faire livrer par Amazon ou de se fournir en meubles chez Ikea.
Favoriser le local et le « small is beautiful »
Les monnaies locales complémentaires constituent alors des outils extrêmement pertinents pour venir stimuler l’économie locale plutôt que d’enrichir les multinationales. Pourquoi ? Car leur principe est de s’inscrire sur un territoire déterminé et selon des valeurs prédéfinies clairement anti-spéculatives et au service de l’économie réelle.
Pour Jérôme Blanc[4] enseignant-chercheur à l’université Lyon 2 et spécialiste des monnaies locales : « Le but d’une monnaie complémentaire c’est avant tout de sensibiliser à des valeurs par le biais d’un outil d’échange que tout le monde utilise : la monnaie. Il s’agit de déclencher une prise de conscience de l’importance des échanges locaux, promouvoir une certaine éthique. »
Comme le rappelle utilement le film ci-dessous, on estime qu’aujourd’hui seulement 3% de l’argent en circulation dans le monde tourne dans l’économie réelle pour 97% dans l’économie financière. Or avec les monnaies locales complémentaires, on ne peut pas spéculer ou créer de la dette artificiellement. On ne peut se servir de celles-ci que pour les échanger dans un réseau de commerces locaux les acceptant et s’en servant ensuite pour payer leurs fournisseurs qui devront également les accepter. Elles incitent ainsi à territorialiser un certain nombre d’activités au profit des TPE et PME, en créant ou renforçant un réseau local d’offres et de demandes, là où les grandes entreprises et les multinationales favorisent la finance et l’économie hors sol, n’effectuant que des transactions en monnaie nationale.
On l’a vu, les mesures de confinement prises pour lutter contre la propagation du Coronavirus ont frappé le plus durement les commerçants, artisans et petites entreprises, tandis que les grandes surfaces et les GAFNAM (Google, Apple, Facebook, Netflix, Amazon et Microsoft) tiraient leur épingle du jeu, renforçant encore davantage leur emprise sur nos vies. Or en France par exemple, il est utile de rappeler que 99% des entreprises qui emploient 47% de la main d’œuvre et génèrent 43% du PIB marchand sont des petites structures[5]. Alors si l’on cherche à favoriser le tissu local des petites et moyennes entreprises, il est temps de considérer les monnaies locales complémentaires comme une réponse immédiate et concrète pour la résilience d’un territoire face à la multiplication des crises.
Petit historique des monnaies locales
La monnaie locale n’est pas une idée neuve. Il était par exemple très courant au Moyen-Âge qu’une ville émette sa monnaie. Cependant, c’est à partir de la crise de 1929 qu’émerge la notion moderne de monnaie locale, avec l’expérience de Wörgl : cette petite ville d’Autriche de 4000 habitants introduisit un système de bon local entre 1932 et 1933 qui permit de sauver les finances locales en pleine Grande Dépression. Peu après, la banque WIR fut fondée en Suisse 1934 et émit sa propre monnaie avec un système de reconnaissance de dettes ayant alors permis aux petites entreprises de maintenir leurs activités malgré la dureté de la crise économique. Celle-ci existe toujours aujourd’hui et compte plus de 60 000 PME suisses utilisant sa monnaie, le WIR.
Mais c’est à partir des années 2000 que les monnaies locales ont véritablement connu un essor global, comme en Argentine en 2002 en réponse à la crise économique. Il existe aujourd’hui plus de 2 500 systèmes de monnaie locale utilisés à travers le monde.
En France, les premières monnaies locales ont commencé à circuler en 2010 jusqu’à connaître une très forte dynamique et une reconnaissance légale par la loi la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire[6]. Fin 2019, 82 monnaies locales sont en circulation en France, structurées par deux réseaux, le Mouvement SOL et le Réseau des monnaies locales complémentaires et citoyennes.
Illustration par un exemple local, le Léman
Le Léman a été créé en 2015 à Genève comme monnaie locale complémentaire à destination de tous les commerces et petites entreprises situés autour du lac Léman, tant côté suisse que Français. Aujourd’hui, le léman est utilisé par 550 entreprises et plus de 10 000 consommateurs dans le bassin lémanique. Il y a 160 000 lémans en circulation et son association de promotion située à Genève compte plus de 1600 adhérents.
Pour en savoir plus, nous avons interrogé Jean Rossiaud, député Vert au Grand Conseil du canton de Genève et l’un des principaux initiateurs et promoteurs de la monnaie Léman :

LdM : « – A quoi sert une monnaie complémentaire ?
Jean Rossiaud : – Une monnaie complémentaire a trois principales fonctions : la première est de relocaliser l’économie, pour ne pas nourrir davantage les marchés financiers. La deuxième est de réorienter les entreprises utilisant cette monnaie vers plus de responsabilité sociale et environnementale, puisque celles qui s’engagent signent une charte allant dans ce sens. Et la troisième utilité est qu’il s’agit d’une monnaie citoyenne, permettant aux individus d’avoir leur mot à dire sur l’utilisation de leur argent tout au long de la chaîne de valeur. En ce sens, c’est un véritable outil de souveraineté territoriale.
Ldm : – Est-ce que le Léman est un outil s’avérant utile et pertinent sur le terrain, en particulier dans cette période post Coronavirus qui s’ouvre, avec la grave crise économique qui menace suite au confinement ?
JR : – La crise du Covid19 a montré avec force qu’avec l’ouverture généralisée des marchés, beaucoup de régions ne disposaient plus des produits nécessaires à la survie de leur population. Lorsque les frontières sont fermées subitement, tout peut finalement s’effondrer en très peu de temps. Par exemple à Genève, en cultivant l’ensemble des terres disponibles, ce qui est le cas, on répond à 14% des besoins alimentaires de la population. Or sur ces 14%, on en exporte actuellement environ la moitié. Il est donc urgent de relocaliser une partie des biens et des services et nos capacités en ressources humaines et matérielles. Il faut un minimum de protection des produits locaux sur le plan agricole si on veut des produits frais, sains et en circuit court. Ce que favorise l’utilisation d’une monnaie comme le Léman.
On s’est aperçu également dans le contexte du Covid 19 de la très grande faiblesse des réseaux de distribution en circuit court. Pendant le confinement, ce sont surtout les grandes surfaces et des entreprises comme Amazon qui ont tiré leur épingle du jeu, accélérant la fin programmée des petits commerces. On ne connait pas encore toutes les conséquences de ces deux mois de pandémie en termes de fermeture d’entreprises, mais on sait déjà que l’immense majorité, environ 90%, des gains boursiers de ces deux derniers mois ont été réalisés par les GAFNAM, qui sont les grands gagnants de la crise, avec les banques et les multinationales de la téléphonie.
C’est donc le moment ou jamais de ne pas recommencer comme avant (le nom de l’Appel que nous lançons avec le dessinateurs ZEP, le père de Titeuf) et d’orienter les dépenses vers une économie beaucoup plus durable. La monnaie complémentaire est l’outil le plus pragmatique pour viser cela. C’est un outil de marché post- ou a-capitaliste. Avec le léman, on ne peut pas spéculer. On est sûr que l’argent reste ici. C’est un instrument de redéfinition de la souveraineté en permettant de reprendre la main sur l’outil monétaire afin d’orienter l’économie. Ce n’est pas une baguette magique, mais c’est un outil extrêmement utile et simple à mettre en place.
LdM : –Quels sont les obstacles au déploiement d’une monnaie comme le léman ?
JR : -La principale difficulté est de convaincre les entreprises que c’est un outil tout simple à mettre en place. L’économie et la monnaie sont perçues comme complexes. Par exemple, il n’est pas aisé de faire comprendre la différence entre un taux d’intérêt à 0%, comme c’est presque le cas aujourd’hui avec des taux d’intérêt historiquement très bas des prêts bancaires classiques, et le fait qu’il n’exsite pas du tout de perception de taux d’intérêt avec le crédit mutualisé mis en place par le Léman. Le sens commun rend difficile de comprendre que dans un système de crédit mutualisé, une entreprise reçoive une ligne de liquidité sans avoir à emprunter de l’argent et donc sans avoir à le rendre. Le système des lignes de liquidité du Léman n’est pas intuitif. Nous devons faire preuve de pédagogie. C’est cette pédagogie qui prend beaucoup de temps. Mais nous sommes en passe d’y arriver à Genève. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises, de particuliers, des communes et même des services de l’Etat se posent la question de l’utilisation d’une monnaie comme le Léman, alors qu’il y a quelques mois encore, le léman était porté par quelques poignées de convaincus, et qu’il était considéré comme annecdotique par les autres. 550 entreprises utilisent actuellement le léman dont une cinquantaine côté français.
LdM : – Quelle est la prochaine étape ?
JR : – Avec Zep (le père de Titeuf) nous avons commis un petit dessin animé de trois minutes (* voir plus haut ) qui décrit bien notre procédé de crédit mutualisé et nous avons lancé un Appel aux autorités pour qu’elles acceptent le paiement des impôts en lémans. Cela rassurerait les entreprises qui ont peut de recevoir trop de lémans sans être sûr de pouvoir les dépenser dans le réseau. Et cela inciterait en retour très fortement l’Etat à dépenser principalement l’argent public dans l’économie locale en favorisant les petites entreprises du territoire. On devrait également prévoir de payer un pourcentage en monnaie complémentaire dans les appels d’offre des marchés publics, pour éviter que la richesse file hors du territoire. Tout le monde a intérêt à rentrer dans le Léman. »
- Pour plus d’infos sur la monnaie Léman : https://monnaie-leman.org/
- Pour aller plus loin concernant les monnaies locales complémentaires :
Les monnaies alternatives, Jérôme Blanc, La Découverte, collect : Repères n°715, nov.2018 :
https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Les_monnaies_alternatives-9782707186362.html
Les monnaies locales en France : un bilan de l’enquête nationale 2019-20 : à lire sur https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02535862
Qu’est-ce qu’une monnaie locale ?
https://www.economie.gouv.fr/particuliers/monnaie-locale
[1] Lire notamment cette étude de mai 2020 d’un groupe de chercheurs indépendants :
https://arxiv.org/pdf/2004.13614.pdf
[2] Lire https://www.vie-publique.fr/en-bref/274267-confinement-un-benefice-ecologique-de-court-terme
[3] Lire https://www.courrierinternational.com/article/la-une-de-lhebdo-sante-climat-meme-combat
[4] Lire https://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20130220trib000749978/une-monnaie-locale-et-complementaire-c-est-quoi-.html
[5] Lire la tribune de Simon-Pierre Sengayrac dans Reporterre le 28 avril 2020 :
https://reporterre.net/Pour-relancer-l-economie-choisissons-les-monnaies-locales
[6] Voir https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029313296&categorieLien=id