Parmi les trois outils économiques insuffisants mais nécessaires au « monde d’après », après les monnaies complémentaires, L’écolo des montagnes vous invite aujourd’hui à une plongée dans le monde « merveilleux » des ultras riches à travers l’idée du revenu maximum:
Toujours plus d’inégalités
Dans le « monde d’hier », en janvier dernier, la veille de l’ouverture du Forum économique mondial de Davos, Oxfam nous alertait déjà dans son rapport annuel sur l’ampleur des inégalités mondiales, devenues « hors de contrôle ». L’ONG établissait un constat implacable, dénonçant « un système économique injuste et sexiste, profitant en très grande partie à une infime minorité de riches hommes blancs, au détriment d’une très grande partie de la population, et en premier lieu des plus pauvres, des femmes et des filles. »[1]
Depuis lors, les mesures de confinement pour endiguer la pandémie de Coronavirus ont constitué un révélateur de ces inégalités et n’ont fait que les accentuer dans les pays dans lesquels elles étaient déjà criantes. Ainsi en Inde par exemple, la situation pour les plus démunis comme les travailleurs migrants, qui était déjà déplorable avant la crise sanitaire, est devenue impossible avec le confinement[2].
La France, pays qui se targue de son triptyque « liberté, égalité, fraternité », ne fut pas en reste concernant les inégalités. Tout le monde a pu constater par exemple que celles et ceux qui en avaient les moyens, possédant notamment une résidence secondaire sur la côte ou à la campagne, quittaient à la hâte Paris et les grandes villes la veille du confinement général, pendant que les autres restaient enfermés, pour beaucoup les uns sur les autres dans des logements exigus[3].
Tout récemment, le 9 juin dernier, l’Observatoire des inégalités a publié un rapport intitulé « Les riches en France », dans lequel il est indiqué notamment que le 1 % des Français les plus riches a les revenus parmi les plus hauts de toute l’Europe, revenus qui sont 6,7 fois plus élevés chez les 10 % les plus fortunés que chez les 10 % les moins aisés, en moyenne. Comme l’indique clairement ce rapport, au cours des deux dernières décennies, les personnes riches en France se sont simplement « enrichies » davantage.

Il semble ainsi que, dans ce contexte d’explosion criante des inégalités, la question d’un plafond, d’une limitation de la richesse, mérite tout autant d’être posée que celle de la nécessaire lutte contre la pauvreté.
Le retour du revenu maximum ?
Qu’on l’appelle « revenu maximum », « salaire maximum » ou encore « salaire maximal admissible », l’idée d’instaurer un plafond de revenu n’est pas neuve dans le débat public. Elle semble néanmoins avoir disparu des écrans radar ces derniers temps, comme si on l’avait, de façon inconsciente ou intentionnelle, classée définitivement au rayon des mesures utopistes, voire « bolchéviques » pour ses détracteurs (bien souvent les mêmes qui seraient les premiers concernés par sa mise en œuvre). Alors folle cette idée d’instaurer un plafond de revenu à ne pas dépasser ? En ces temps d’explosion tant des inégalités que des déficits publics accentuée par les mesures de confinement prises ces deux derniers mois, ne s’agirait-il pas plutôt d’une mesure de salubrité publique ?

Une idée ancienne et répandue
Platon énonçait déjà au Ve siècle avant notre ère, comme le rappelle utilement l’économiste français spécialiste des indicateurs de richesse Jean Gadrey sur son blog[4], que « le législateur doit établir quelles sont les limites acceptables à la richesse et à la pauvreté ». Celui-ci proposait alors un rapport de 1 à 4 entre les revenus les plus bas et les plus élevés.
Le plafonnement des revenus apparaît également en 1563 sous le règne d’Elisabeth I dans la loi britannique « Statute of Artificers » qui limite les revenus de certains travailleurs à cause du manque de main d’œuvre lié aux épidémies.
Plus près de nous, le revenu maximal a été imposé par quelques gouvernements sociaux-démocrates, comme celui de la Suède durant les années 1960.
Sans aller jusqu’au revenu maximum, aux Etats-Unis, pays pas vraiment réputé pour sa rapacité fiscale à l’égard des plus riches, des années 30 jusqu’en 1980, le taux supérieur de l’impôt pour les plus fortunés est toujours resté au-dessus de 70 %, et il fut en moyenne à plus de 80 %, comme le rappelle l’économiste Thomas Piketty[5]. Un impôt quasi-confiscatoire a donc existé au pays de l’Oncle Sam durant la majeure partie du 20e siècle, mettant à mal l’idée pourtant répandue aujourd’hui qu’une très forte imposition des plus hauts revenus pouvant aller jusqu’à un plafonnement indépassable serait une utopie communiste. L’idée avait d’ailleurs été relancée par le président américain Barack Obama en février 2009, annonçant son intention de limiter à 500 000 dollars les revenus annuels globaux des patrons d’entreprises renflouées par l’État suite à la crise « des subprimes »[6].

Les Suisses sont eux allés jusqu’à soumettre l’idée d’un plafonnement des salaires des patrons à un référendum en 2013, proposition malheureusement rejetée par 65% des votants (35% l’avaient tout de même soutenue) [7].
Si dans deux pays berceaux de « l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme », l’idée du revenu maximum a pu y creuser son sillon, celle-ci devrait prospérer en France, pays de la « passion égalitaire »[8]. Pourtant il n’en est rien. Dans le champ politique, seuls Europe Ecologie avait repris l’idée du salaire maximum dans son programme des élections européennes de 2009, de même que le Front de Gauche lors de la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2012[9]. Depuis lors, c’est quelque peu silence radio du côté des politiques, la majorité actuelle ayant même préféré à l’opposé supprimer l’Impôt de solidarité sur la fortune en octobre 2017 (un « totem vieux de 35 ans » soi-disant « inefficace et complexe », dixit le ministre de l’économie Bruno Lemaire[10]).
Le principe de limiter l’accumulation de richesse parait au contraire tout simple pour certains : le revenu maximum faisait ainsi partie des revendications des Gilets Jaunes, un revenu qui n’excéderait pas 15 000 euros mensuels (proposition 22)[11]. Cette somme, si elle paraît faible pour nombre de cadres et de dirigeants, est pourtant astronomique pour une immense majorité de Français, à l’heure où 93% des salariés gagnent moins de 5000 euros par mois et où neuf millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté[12].
En fait, au regard de l’histoire récente, c’est l’absence de plafond ou en tous cas de forte limitation des plus hauts revenus qui constitue une exception historique. Ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’on ne jura plus que par le laissez-faire. Il fallait laisser les riches s’enrichir, et compter sur le « trickle down effect », en Français le « ruissellement », pour que les pauvres finissent automatiquement par en profiter aussi.
Tant et si bien qu’en 2005, le multimilliardaire américain Warren Buffet pouvait déclarer d’une voix assurée sur CNN : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ».
Aujourd’hui, les riches semblent avoir tellement bien gagné la bataille culturelle que même une proposition modeste comme celle de l’acteur Vincent Lindon[13] en pleine crise sanitaire, une taxe « Jean Valjean » minime, de 1 à 5 %, pour les patrimoines supérieurs à … 10 millions d’euros, est accueillie avec une belle indifférence, avant d’être bien vite remisée « sous le tapis ».
Le point de vue de Jean Gadrey
Pour tenter d’y voir un peu plus clair, L’écolo des montagnes a voulu interroger directement l’économiste Jean Gadrey sur le revenu maximum :

L’écolo des montagnes : « – Monsieur Gadrey, est-ce qu’un plafonnement des revenus vous paraît être une idée pertinente aujourd’hui pour répondre à l’explosion des inégalités que l’on observe partout sur la planète et qui semble s’être accentuée avec la crise sanitaire ?
Jean Gadrey : – Ce n’est pas seulement pertinent, c’est indispensable. Non seulement pour des raisons morales ou de justice sociale mettant en question l’indécence des inégalités, mais, de façon de plus en plus claire, parce que les seuils de soutenabilité écologique étant atteints ou dépassés, l’excès de richesse des uns interdit aux autres de vivre décemment, voire de survivre, en les privant de biens communs essentiels « plafonnés » par la nature.
LdM : – Pourquoi cette idée semble avoir disparu du débat public actuel ?
JG : – Je ne suis pas certain qu’elle ait disparu. Il est vrai que les plus riches, souvent détenteurs des grands médias et capables de faire élire des dirigeants politiques défendant leurs intérêts, ont les moyens de faire passer cette idée pour une utopie dangereuse. Mais du côté de la société civile et de ses organisations, l’idée de plafonds de richesse associés à des seuils de vie digne reste vivace et influe sur une partie des délibérations publiques.
LdM : – Comment et sous quelle forme une telle mesure pourrait être mise en œuvre rapidement sans provoquer une « fuite des capitaux », comme ses détracteurs en brandissent la menace dès qu’on invoque cette idée (alors qu’un impôt quasi confiscatoire a existé aux Etats-Unis par exemple et en maints endroits de la planète jusqu’au début des années 80) ?
La façon sans doute la plus simple et la plus populaire passe par une forte progressivité de l’imposition des revenus jusqu’à une tranche d’imposition à 100 % pour les très hauts revenus, ainsi que par des mesures semblables portant sur les patrimoines. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi que les « revenus primaires » (avant impôts), surtout les salaires, soient soumis à des normes d’écart maximum acceptable. Des propositions crédibles existent en ce sens. Quant à une éventuelle « fuite des capitaux » c’est une question à la fois de volonté politique nationale (sanctionner les « fugueurs ») et de volonté de faire avancer une Europe de la convergence des normes sociétales plutôt qu’une Europe de la concurrence sociale et fiscale. Ce n’est pas irréaliste : on a connu des décennies où, dans tous les pays dits développés, la fiscalité des hauts revenus et des gros patrimoines était très élevée. »
D’un point de vue moins économique mais plus symbolique, le revenu maximum peut également constituer un instrument fondamental pour décaler le regard de notre imaginaire collectif, afin de favoriser un monde plus sobre mais surtout plus désirable.
Un RMA pour renverser l’imaginaire
Dans son livre sorti en 2007 Comment les riches détruisent la planète, le journaliste et fondateur de Reporterre Hervé Kempf décrit très bien comment le mode de vie des plus aisés est incompatible avec les limites de la biosphère. Pire, ce mode de vie s’avère néfaste pour le reste de l’humanité car il influence toute la société vers un comportement anti-écologique. Hervé Kempf rappelle dans son ouvrage que l’économie ne fonctionne pas que selon le prisme de l’offre et de la demande, mais également selon le principe de l’ostentation, défini par l’économiste américain d’origine norvégienne Thorstein Veblen au début du 20e siècle. Celui-ci démontre que les classes aisées, à l’abri des besoins matériels immédiats et de la contrainte du travail autre que souhaité, sont avant tout mues par le désir de se démarquer de leur voisin. Et ce comportement finit par influencer l’ensemble de la société, les plus favorisés donnant le tempo de ce qui symbolise la richesse et le succès. La quintessence de cet esprit ostentatoire fut parfaitement résumée par le « fils de pub » Jacques Séguéla, qui n’avait sans doute pas mesuré toute l’ampleur de sa réflexion en déclarant à la télévision en 2009 : « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie »[14].

Nous inspirant de ce livre et de cette citation, il y a onze ans, à quelques semaines des élections européennes de mai 2009, nous étions quelques-un-e-s au sein d’un petit groupe d’activistes écolos à décider de créer le collectif Sauvons les riches. Nous partions d’un constat simple : le mode de vie des ultra riches, censé être enviable par tous, étant totalement incompatible avec les exigences écologiques nécessaires à notre temps, il fallait arrêter de les envier ou les critiquer, pour les plaindre et commencer à les soigner avec humour. Notre proposition politique était très simple elle aussi : instaurer un revenu maximum, pour lutter concrètement à la fois contre l’explosion des inégalités sociales et contre le changement climatique, justice sociale et justice climatique constituant les deux facettes de la même médaille.

Nous sommes partis à l’époque à l’assaut de quelques citadelles des ultra riches pour leur demander de signer notre pétition pour un revenu maximum, en commençant bien sûr par Jacques Séguéla : pique-nique improvisé au Bristol, abordage festif d’un yacht déguisés en pirates, distribution de pantoufles d’or en plein conseil d’administration de Natixis, remise d’un diplôme de « fils à Papa » à Jean Sarkozy en plein Rotary Club, etc. Nous avons eu durant quelques semaines une bonne couverture médiatique et l’une d’entre nous fut même élue à la surprise générale députée européenne sur la liste Europe Ecologie en juin 2009. Mais de revenu maximum, il ne fut ensuite plus vraiment question dans le débat public.

Cette expérience m’a appris une chose : plutôt que de critiquer les riches en donnant le sentiment de les envier, inverser l’imaginaire en les plaignant et en proposant de les aider est beaucoup plus subversif. En effet, dans notre imaginaire collectif de société ostentatoire et consommatrice à outrance, les ultra riches et leur mode de vie sont le symbole de la réussite sociale et ils tirent leur fierté de ce constat. Si vous inversez l’imaginaire en décrivant leurs pratiques sociales comme tristes et absurdes, ils perdent leur aura d’attractivité. C’est également ce que le journaliste et désormais député François Ruffin a magistralement réussi à faire subir à Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, dans son film Merci patron[15].
Vous l’avez compris si vous avez lu cet article jusqu’au bout, comme pour d’autres sujets tels le changement climatique ou l’éradication de la pauvreté, le revenu maximum n’est pas une utopie ou une hérésie économique, mais relève uniquement de la volonté politique et de l’imaginaire dans lequel il s’inscrit. Aujourd’hui plus que jamais, le revenu maximum semble bien être un outil « indispensable » dans l’imaginaire du « monde d’après ».
Pour aller plus loin :
Dernier rapport de l’Observatoire des inégalités : https://www.inegalites.fr/5-millions-de-riches-en-France
Blog de Jean Gadrey : https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2008/11/17/l-eventail-acceptable-des-revenus-platon-georges-marchais-etc
Tribune d’Hervé Kempf sur Reporterre en 2010 : https://reporterre.net/Le-revenu-maximum-un-levier-pour
Article de Mathieu Dejean sur Slate d’août 2014 : http://www.slate.fr/story/90553/salaire-maximum
Tribune de Sauvons les Riches sur Médiapart en décembre 2018 : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/141218/il-est-urgent-d-instaurer-un-revenu-maximum
Article de Pablo Maillé dans Usbek et Rica le 10 juin 2020 : https://usbeketrica.com/article/crise-economique-faut-il-instaurer-un-revenu-maximum
[1] Lire https://www.oxfamfrance.org/rapports/celles-qui-comptent/
[2] Lire par exemple https://blogs.mediapart.fr/benjamin-joyeux/blog/020420/l-urgence-d-un-monde-pour-tout-le-monde-jai-jagat-au-temps-du-corona
[3] Lire par exemple https://www.huffingtonpost.fr/entry/avec-le-coronavirus-et-le-confinement-le-scandale-des-inegalites-sociales-eclate_fr_5e735534c5b63c3b648b2938
[4] Lire : https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2008/11/17/l-eventail-acceptable-des-revenus-platon-georges-marchais-etc
[5] Lire https://www.liberation.fr/france/2009/03/17/roosevelt-n-epargnait-pas-les-riches_546501
[6] Lire https://www.lefigaro.fr/societes/2009/02/05/04015-20090205ARTFIG00344-obama-va-plafonner-les-salaires-des-patrons-.php
[7] Lire https://www.lemonde.fr/economie/article/2013/11/23/referendum-en-suisse-sur-le-salaire-des-chefs-d-entreprise_3519227_3234.html
[8] Voir https://www.armand-colin.com/legalite-une-passion-francaise-9782200283230
[9] Lire https://www.liberation.fr/france/2011/09/12/melenchon-propose-le-smic-a-1700-euros-et-un-salaire-maximum_760707
[10] Lire https://www.lefigaro.fr/impots/2017/10/20/05003-20171020ARTFIG00357-les-deputes-ont-vote-la-suppression-de-l-isf.php
[11] Lire par exemple https://blogs.mediapart.fr/jeremiechayet/blog/021218/liste-des-42-revendications-des-gilets-jaunes
[12] Lire notamment https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/02/13/20002-20180213ARTFIG00255-un-independant-sur-dix-gagne-aujourd-hui-moins-de-500-euros-par-mois.php
[13] Lire https://www.huffingtonpost.fr/entry/vincent-lindon-propose-une-taxe-jean-valjean-pour-que-les-plus-riches-aident-les-plus-precaires_fr_5eb2c094c5b6bf4b8ef497fc
[14] Lire https://www.20minutes.fr/economie/572979-20090217-economie-si-agrave-50-ans-on-n-a-pas-une-rolex-c-est-qu-on-a-rate-sa-vie
[15] Voir https://vimeo.com/ondemand/mercipatronqc/216327543