Journaliste aujourd’hui, un métier de tous les dangers

Alors que s’ouvrait ce mercredi 2 septembre à Paris le procès des attaques terroristes de janvier 2015 au siège de Charlie Hebdo (et à l’Hyper Casher), une conférence s’est déroulée la veille au Palais des Nations Unies à Genève, à l’invitation de l’ONU et de la Suisse, à l’intitulé limpide : « journalistes en danger : protégeons la liberté des médias ! ».

Salle XX du Palais des Nations, 1er sept. 2020, © Benjamin Joyeux

La conférence de ce mardi 1er septembre avait lieu dans la salle XX du Palais des Nations, dite « salle des droits de l’homme et de l’alliance des civilisations », tout un symbole. Devant une audience clairsemée et masquée, deux femmes d’importance, Simonetta Sommaruga, présidente de la Confédération suisse, et Michelle Bachelet, ancienne Présidente du Chili et Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, se sont livrées à un constat alarmant et à une défense acharnée de la liberté d’expression et du métier de journaliste. La Présidente suisse a rappelé qu’«une démocratie se mesure à la façon dont elle traite ses journalistes», constatant que les menaces contre les journalistes dans le monde avaient atteint une «gravité alarmante» et que le nombre de pays sûrs se réduisait telle une peau de chagrin pour les professionnels des médias. Indiquant que 90% des homicides contre les journalistes restaient encore impunis, Mme Sommaruga a souligné la nécessité d’« institutions judiciaires indépendantes » et de « législations dissuasives » pour améliorer cette situation dramatique.

A quinze jours de l’Assemblée générale des Nations Unies, Michelle Bachelet a pour sa part souligné que les attaques contre les journalistes ciblaient en fait « toute la société civile », précisant que les femmes journalistes étaient plus encore menacées d’abus, notamment de violences sexuelles. La Haut-Commissaire a précisé que sans garantie ferme pour la sécurité des journalistes, l’Agenda 2030 (et ses 17 ODD – Objectifs de développement durable) serait un échec. Les deux femmes ont également insisté sur la difficulté du contexte actuel dû au Coronavirus, certains gouvernements ayant tendance à détourner les règles sanitaires pour museler une partie des journalistes.

Michelle Bachelet debout et masquée à droite, 1er sept. 2020, © Benjamin Joyeux

D’autres intervenants à la tribune ont rappelé à ce propos le lourd tribut payé par les journalistes à la pandémie de Covid 19 : Luisa Ballin, responsable de la PEC (Presse Emblème Campagne, ONG œuvrant à la protection et à la sécurité des journalistes dans les zones de conflit), a indiqué qu’au moins 261 journalistes étaient décédés du Coronavirus en six mois dans plus de 40 pays. Le Pérou, le Mexique, les Etats-Unis et l’Equateur ont été particulièrement touchés, avec des journalistes en première ligne face à une information ayant très mal circulé sur la dangerosité réelle du virus.

Felix Marquez, journaliste mexicain, a témoigné en vidéo de la très grande difficulté d’exercer librement son métier au Mexique aujourd’hui, soulignant non sans humour que : « personne n’avait prévenu à l’école de journalisme que nous serions journalistes de guerre dans notre propre pays ».  

Maher Akraa, journaliste syrien réfugié en Suisse et soutenu par Reporters sans frontières, a également livré un vibrant témoignage, conclu par ces mots : « un grand merci à ma fiancée qui vit en permanence avec la peur parce que je suis journaliste ».

M. Akraa, Palais des Nations, 1er sept. 2020 © Benjamin Joyeux

Bodi Hugger, président de l’ACANU (Association des journalistes accrédités aux Nations Unies) et journaliste chinois (bien placé donc pour concevoir la difficulté d’exercer sa liberté d’expression) a souligné qu’avec la pandémie de Covid 19, beaucoup de gouvernements et de firmes multinationales avaient tendance à annuler leurs habituelles conférences de presse pour communiquer directement auprès du grand public via leurs sites web et réseaux sociaux. Il s’agit pour lui d’une pente dangereuse, l’expertise professionnelle des journalistes étant plus que jamais nécessaire face aux flux d’informations et de communication.

Le journaliste brésilien Jamil Chade a quant à lui décrit la situation dramatique des médias dans son pays avec l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. Alors que plusieurs membres de sa famille sont soupçonnés de corruption, l’actuel Président brésilien et ses proches se livrent à une véritable guerre contre les médias, à base de harcèlement permanent sur les réseaux sociaux.

Le témoignage à la tribune de Patrick Chappatte, célèbre dessinateur de presse suisse, fut particulièrement éloquent : pour lui, la façon dont sont traités actuellement les dessinateurs de presse à travers le monde, et pas seulement dans les pays en guerre, est un excellent baromètre de l’état actuel de la liberté de la presse sur la planète, effrayant. L’exacerbation des opinions religieuses vient par exemple heurter cette liberté de plein fouet, jusqu’à l’horreur absolue avec les attentats de Charlie Hebdo. Mais sans aller jusqu’au terrorisme, l’histoire du New York Times est particulièrement emblématique. En avril 2019, celui-ci avait publié une caricature du Premier ministre israélien Netanyahou ayant déclenché une indignation générale, le dessin étant jugé antisémite. Après des excuses, le journal newyorkais décidait alors de ne plus publier aucun dessin de presse.[1] Le soi-disant « meilleur journal du monde » cédait alors en rase campagne face à la virulence des attaques sur le net et les réseaux sociaux.

La caricature tant décriée, certes d’un goût douteux, mais ne justifiant certainement pas l’abandon des dessins de presse du NYT

Pour Chappatte, qui souligne avec ironie qu’il a alors perdu un travail pour un dessin qu’il n’avait même pas fait, cette nouvelle forme de censure menace nos démocraties. Et celle-ci provient de tous côtés de l’échiquier politique, notamment à gauche où, au prétexte par ailleurs justifié de défendre les minorités, une forme de politiquement correct devient dangereuse pour la liberté d’expression. Un constat qui résonnait tout particulièrement à quelques heures de l’ouverture du procès des attentats de Charlie Hebdo.

Chappatte, Palais des Nations, 1er sept. 2020 © Benjamin Joyeux

Alors oui, en effet, les journalistes, photographes, grands reporters, dessinateurs de presse, toutes celles et ceux qui ont décidé de faire de l’information et de la liberté d’expression leur métier, en livrant au plus grand nombre leur singularité et leur regard sur le monde, doivent aujourd’hui faire face à de plus en plus d’obstacles : Pressions politiques, pressions économiques, menaces et agressions physiques, précarisation accélérée de tout le spectre de la profession, etc.

Certes, journaliste n’a jamais été un métier facile, contrairement à ce que semble penser une partie de l’opinion, et critiquer les médias est une activité toujours très à la mode. Or dans ce tsunami d’informations qui nous submergent de toutes parts, avec Internet et les réseaux sociaux, nous avons plus que jamais besoin de journalistes professionnels capables de séparer le bon grain de l’ivraie et d’aiguiser notre regard sur le monde. Car si « nous sommes tous devenus des médias » comme aiment à le proclamer beaucoup de professionnels de la communication, nous sommes loin d’être tous devenus des journalistes, et une opinion n’est toujours pas une information.

Il faut ne jamais oublier cette phrase du regretté Cabu : « Il n’y a pas de limites à l’humour qui est au service de la liberté d’expression car, là où l’humour s’arrête, bien souvent, la place est laissée à la censure ou à l’autocensure. »

Benjamin Joyeux

Pour aller plus loin :

  • Le classement 2020 de la liberté de la presse dans le monde par Reporters sans frontières

[1] Lire https://www.courrierinternational.com/article/etats-unis-la-fin-du-dessin-de-presse-au-new-york-times-symbole-dune-liberte-attaquee

Publié par Benjamin Joyeux

Journaliste indépendant

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