« On n’a pas deux cœurs, l’un pour l’homme, l’autre pour l’animal… On a du cœur ou on n’en a pas ». Alphonse de Lamartine
Saint-Laurent, petit bourg de Haute-Savoie de 836 âmes, à plus de 600 mètre d’altitude, entre la Roche-sur-Foron et la montagne de Sur Cou. C’est au cœur de ce théâtre naturel splendide, offrant une vue imprenable sur le Genevois et la vallée de l’Arve, que s’est jouée ces derniers jours une véritable tragédie, triste allégorie de notre civilisation malade. Une pièce dont l’acteur principal est une bactérie pourtant microscopique.

Tout commence en novembre dernier, après la découverte d’un cas de brucellose au sein du cheptel des 224 vaches d’Eric Forestier, éleveur et responsable du GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun) du Pré-Jourdan, une ferme située sur les hauteurs de Saint-Laurent. Cette découverte entraîne un arrêté préfectoral en date du 10 novembre 2021 ordonnant l’abattage total du troupeau (une éradication du cheptel pour un seul cas détecté de brucellose, et tandis que toutes les autres vaches testées s’avèrent être saines). Sa mise en œuvre est initialement programmée au 13 décembre, puis repoussée à début janvier suite à la mobilisation exceptionnelle qui s’organise autour de l’éleveur.
Mais malgré des centaines de personnes mobilisées, une pétition rassemblant plus de 90 000 signataires, plusieurs rencontres officielles avec les autorités ministérielles et préfectorales, des dizaines d’articles et de reportages dans la presse, un référé liberté déposé en ultime recours auprès du Tribunal administratif de Grenoble… rien n’y fait ! Mardi 4 et mercredi 5 janvier 2022, des camions chargent les vaches d’Eric Forestier pour les mener à l’abattoir de Bonneville.
Ce mardi 4 janvier 2022, plus de 150 personnes s’étaient rassemblées au petit matin à proximité de la ferme du GAEC de Saint-Laurent, pour exprimer leur soutien et leur solidarité à l’égard de l’éleveur, de sa famille et de ses bêtes, à l’appel du Collectif Sauvons les vaches de Saint-Laurent. Après plusieurs heures de discussion, les camions sont finalement passés, escortés par des dizaines de gendarmes. Le Préfet de Haute-Savoie, Alain Espinasse, n’avait pas fait le déplacement jusqu’à la ferme ce jour-là pour assumer cette décision face à un éleveur et sa famille dévastés. A noter qu’à part quelques élu.es locaux et deux élu.es régionaux écologistes, les représentant.es politiques du territoire brillaient par leur absence.

La brucellose, kézaco ?
Affectant la plupart des espèces de mammifères, notamment les ruminants, domestiques et sauvages, cette zoonose (maladie animale transmissible à l’homme) due aux bactéries du genre Brucella se traduit par des avortements, une réduction de fertilité et des pertes en lait. Chez l’être humain, la brucellose peut provoquer de la fièvre et aller jusqu’à des infections des articulations (arthrites), des testicules (orchites) ou pire, du système nerveux (méningites). Non traitée, la brucellose peut devenir chronique et provoquer des atteintes invalidantes des articulations.
Néanmoins depuis dix ans, comme le reconnaît le ministère de l’agriculture[1], il n’y a qu’une trentaine de cas humains déclarés en France, dont la majorité est importée. Le dernier cas humain « autochtone » de brucellose remonte à 2011, et on ne meurt pas de cette maladie. Elle se soigne par la prise d’antibiotiques pendant plusieurs semaines. La transmission à l’être humain se produit le plus souvent en ingérant des produits laitiers frais (crus) en provenance d’animaux infectés. Il faut savoir que la consommation de viande d’animaux infectés par la brucellose ne provoque aucun risque et que, comble de l’absurde, la viande d’animaux d’élevage tués pour cause de brucellose (et donc abattus officiellement pour des raisons « sanitaires ») est ensuite commercialisée et consommée normalement.
Le traitement par … éradication
Certes, la maladie est dangereuse, mais elle se soigne et les cas mortels sont rarissimes. Il en va autrement de son traitement, car comme assez régulièrement avec notre espèce, le remède s’avère pire que le mal. Comme le déclarent poétiquement les autorités : « La brucellose en élevage de bovins est une maladie à éradication obligatoire. » Ainsi « conformément au règlement UE 689/2020 et à l’arrêté ministériel du 22 avril 2008, l’ensemble des bovins du cheptel contaminé devra être abattu.[2] » Il faut donc ERADIQUER, tuer la maladie en commençant par supprimer les malades. Et là, alors que nous allons célébrer cette année les 400 ans de Jean-Baptiste Poquelin, nous revient en mémoire cette célèbre citation du Malade Imaginaire : « Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. »

Mais attention, les bactéries du genre Brucella sont également inscrites sur la liste des agents potentiels de bioterrorisme (groupe B, agents de seconde priorité). Diantre, on ne rigole plus ! Sus à la bactérie radicalisée ! Quand la brucellose pointe le bout de son nez dans un troupeau, supprimons l’ensemble du troupeau, et tant pis pour les « dommages collatéraux ». Radical comme traitement me direz-vous ? Certes, mais c’est qu’au-delà du danger sanitaire, il y a bien pire, il y a un risque de contamination de notre… portefeuille.
Lait cru et argent frais
Comme d’habitude avec notre espèce récente d’homo capitalistus destructus, derrière de chevaleresques raisons sanitaires se cachent… des histoires de gros sous. En effet, la brucellose fait partie des maladies soumises à certification pour les échanges et l’exportation d’animaux vivants et de leurs produits. La France est déclarée officiellement « indemne de brucellose bovine » depuis 2005, au sens de la réglementation européenne. Or la perte de ce statut, « indemne de brucellose », entrainerait des tests préalables aux échanges entre Etats membres de l’Union européenne pour les animaux vivants, et évidemment la perte potentielle de marchés à l’exportation dans ce secteur pour notre pays.
Là, on parle de l’image de la France, de la défense essentielle de sa filière au lait cru[3], de milliards d’euros en jeu[4]… Bref d’intérêts économiques majeurs, bien loin des préoccupations immédiates de la ferme du Pré-Jourdan. D’ailleurs la Préfecture de Haute-Savoie ne s’en cache absolument pas lorsque nous sommes reçus dans ses locaux à Annecy, le 24 décembre en fin d’après-midi. Nous nous y rendons suite à notre demande avec ma collègue au Conseil régional Fabienne Grébert, pour plaider le cas d’Eric Forestier et de son troupeau. Ce n’est pas le Préfet Alain Espinasse qui nous reçoit, mais le Secrétaire général de la Préfecture, accompagné de la directrice de la DDPP (Direction départementale de la protection des populations (DDPP). Après nous avoir assurés de leur « total soutien » à Eric Forestier et à sa famille et de leur prise en considération de la difficulté de la situation, on en arrive très vite à la question économique globale, et notamment au risque de perdre ce statut « indemne de brucellose » à cause du cas de Saint-Laurent qui pourrait avoir des répercussions en chaîne sur l’ensemble de la filière, dont la possibilité du boycott chinois de notre lactosérum hexagonal, ce alors que les importations vers la Chine ne cessent d’augmenter[5]. Il n’y a donc « pas d’autres choix » que d’éradiquer entièrement le troupeau du Pré-Jourdan, et ce le plus rapidement possible.
Evidemment ni monsieur Forestier ni la Préfecture de Haute-Savoie ne sont responsables de cette folie capitaliste globalisée, qui fait que la détection d’un cas de maladie au sein d’un cheptel bovin au pied d’une montagne savoyarde peut entraîner la perte de marchés chinois et la déstabilisation de l’ensemble d’une filière agricole. Mais nous devons au moins à cet éleveur du Pré-Jourdan et à sa famille, désormais endeuillés de leurs vaches et de décennies de travail, la vérité sur l’ensemble des éléments en jeu.

Lors d’une conférence de presse, jeudi 6 janvier, monsieur le Préfet Espinasse a justifié de l’abattage total du troupeau en ces termes : « Une décision prise dans un cadre de droit précis pour protéger la santé de la population, et assurer la protection et l’avenir de l’éleveur »[6]. Or si la raison principale justificative de l’abattage total des vaches de Saint-Laurent était notre santé et notre sécurité sanitaire, les pouvoirs publics auraient bien d’autres priorités à traiter, comme par exemple, même si comparaison n’est pas raison, la pollution de l’air en Haute-Savoie, qui fait elle, contrairement à la brucellose, 380 morts bien réels par an[7].
Ainsi, bien au-delà de l’ensemble des acteurs en présence, la pièce qui se joue, dans ce cadre économique global complètement fou, a définitivement lâché prise avec le respect des êtres humains et plus largement du vivant. Mais à l’échelle nationale, elle illustre également une apathie démocratique qui ne peut qu’inquiéter et à laquelle il convient de répondre d’urgence.
Apathie démocratique et autoritarisme sanitaire
Malgré une pétition signée par plus de 90 000 personnes et toute la mobilisation exceptionnelle qui s’est mise en place pour soutenir l’éleveur de Saint-Laurent, absolument rien n’a influé sur la décision préfectorale, froide et implacable. Le mardi 4 janvier, seuls une quinzaine de camions de gendarmes étaient sur place pour accompagner les bétaillères-corbillards jusqu’à la ferme, impuissants à répondre à la colère et aux interrogations des 150 personnes présentes, juste là pour faire respecter « l’ordre public ». Et tandis qu’Eric Forestier, faisant face au funeste cortège, criait son désespoir, demandant les larmes aux yeux « il est où le préfet ?! », seuls les visages pour le coup sincèrement désolé des gendarmes et les larmes des voisins, amis et soutiens, lui répondaient. L’incompréhension était sur tous les visages, notamment celle de ne pas voir prise en compte une pétition signée aujourd’hui par plus de 94 000 personnes. Quand on pense qu’en Suisse voisine, à moins d’une vingtaine de km à vol d’oiseau de la ferme du Pré-Jourdan, n’importe quel citoyen a le droit de lancer une pétition et la garantie constitutionnelle de la voir prise en compte dès les premiers signataires[8], la comparaison avec notre système est bien cruelle.

4 janvier 2022 © Benjamin Joyeux
On ne peut alors s’exonérer de faire le lien avec le débat sur le passe vaccinal qui secoue actuellement les bancs de l’Assemblée nationale. Bien évidemment que face à la pandémie de Covid 19, tout comme face à la menace de la brucellose, les pouvoirs publics doivent prendre des mesures. Mais encore plus que la nature et la raison de ces mesures, c’est la façon dont elles sont élaborées et mises en œuvre qui devrait l’emporter en démocratie, surtout au 21e siècle. Il y a l’art et il y a la manière. Si les décisions politiques et juridiques mises en œuvre étaient plus largement partagées, au moins par les principaux acteurs concernés, comme les éleveurs en l’espèce, il y aurait moins de violences, de victimes de celles-ci et de désespérance démocratique. Or de cette dernière à l’égarement autoritaire, il n’y a qu’un pas. Visiblement nous n’avons absolument pas tiré les leçons démocratiques de la crise des Gilets Jaunes.
Au-delà de la tragédie des vaches de Saint-Laurent, il s’agit bien de revoir d’urgence tout notre cadre démocratique de la 5e république, qui traite encore largement les citoyennes et citoyens français comme des incapables majeurs plutôt que comme les principaux acteurs de leur système politique. Une question bien plus fondamentale en ces temps de campagne électorale que des polémiques stériles autour de drapeaux et d’identités fantasmées.
Prochaines victimes expiatoires, les bouquetins du Bargy
En attendant, les victimes expiatoires de cette tragédie sont d’ores et déjà tout trouvées : les bouquetins du Bargy[9], à priori à l’origine de cette contamination à la brucellose, et celles et ceux qui les défendent, les écolos, soi-disant hors-sol, indifférents au sort des éleveurs et considérés par certains comme responsables du massacre de Saint-Laurent[10]. Bien évidemment, il est plus facile, rapide et économe de s’en prendre au vecteur de la maladie qu’à la logique de son traitement. Or éradiquer les bouquetins n’est absolument pas une solution ni à court ni à long terme pour régler le problème de la brucellose. Mais c’est une réponse démagogique aisée face à un problème complexe de relations à réinventer avec le vivant et à une réglementation française et européenne à revoir d’urgence.
Certains élu.es et syndicats préfèrent ainsi mettre de l’huile sur le feu (comme en appeler à l’armée pour éradiquer l’ensemble des bouquetins[11]) et montrer du doigt des acteurs de bonne foi[12] qui essayent de préserver à la fois la vie des vaches et des bouquetins, plutôt que de travailler sérieusement, en lien et dialogue avec tous les acteurs concernés, et en premier lieu les éleveurs, à une évolution urgente et nécessaire de la réglementation et de la méthode démocratique et non-violente selon laquelle elle doit être mise en œuvre.
Il y a tout un tas de solutions à mettre en œuvre d’urgence pour réinstaurer le dialogue entre tous les acteurs concernés, faire baisser le niveau de tension et contribuer à changer d’urgence l’ensemble de la réglementation et de sa mise en œuvre qui sont pour le moment indignes des enjeux du 21e siècle[13]. Il s’agit surtout et enfin de réinventer totalement notre rapport aux autres espèces, pour passer de l’obsession de l’argent au respect du vivant. Et pour en finir une bonne fois pour toute avec toute cette violence, que plus jamais le traumatisme du massacre de Saint-Laurent ne puisse se reproduire ailleurs.
En attendant, pour aider le GAEC du Pré-Jourdan à passer cette terrible période, c’est ici :
https://www.leetchi.com/c/solidarite-brucellose
Benjamin Joyeux
[1] https://agriculture.gouv.fr/tout-ce-quil-faut-savoir-sur-la-brucellose
[2] Lire notamment https://www.ecologie.gouv.fr/brucellose-bovine-cas-detecte-dans-cadre-surveillance-sanitaire-reguliere-des-elevages
[3] Lire notamment https://agriculture.gouv.fr/le-fromage-au-lait-cru-une-filiere-de-qualite-qui-valorise-les-territoires
[4] Voir notamment les derniers chiffres ici : https://idele.fr/detail-article/les-chiffres-cles-du-geb-bovins-2021
[5] Lire https://www.businessfrance.fr/la-chine-moteur-du-marche-des-produits-laitiers-en-ce-debut-d-annee-2021
[6] Lire https://www.lessorsavoyard.fr/35211/article/2022-01-06/vaches-abattues-saint-laurent-le-prefet-justifie-une-decision-extremement
[7] https://www.ledauphine.com/environnement/2021/10/22/la-pollution-de-l-air-fait-380-morts-par-an-en-haute-savoie#:~:text=La%20pollution%20de%20l’air,par%20an%20en%20Haute%2DSavoie
[8] Voir par exemple https://www.bk.admin.ch/bk/fr/home/droits-politiques/petitions.html
[9] Lire https://lecolodesmontagnes.fr/2020/05/14/bouquetins-du-bargy-versus-reblochon-au-lait-cru/
[10] Lire par exemple https://www.mountainwilderness.fr/IMG/pdf/les_bouquetins_du_bargy_en_7_points_cles_a5_final_pour_tirage_-_avec_tous_logos.pdf
[11] Lire https://www.agriculture-dromoise.fr/articles/02/12/2021/Brucellose-bovine-Pas-d-abattage-tant-que-la-maladie-n-est-pas-eradiquee-dans-la-faune-sauvage-64495/
[12] Lire https://www.ledauphine.com/faits-divers-justice/2021/11/30/lisier-deverse-au-siege-de-france-nature-environnement-a-pringy-l-association-ecoeuree-par-cette-hostilite
[13] Lire notre tribune https://blogs.mediapart.fr/collectif-sauvons-les-vaches-de-saint-laurent/blog/311221/affaire-de-la-brucellose-sauvegarder-le-vivant-ou-cultiver-le-ris
Bonjour, super article, très bien expliqué et argumenté, mais dans une monarchie, l’avis des citoyens n’est jamais entendu, d’ailleurs en quel honneur se permettent ils d’avoir un avis!!!
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